"La modélisation: est-ce efficace?"
La modélisation, un mot "technique" dont on entend constamment parler, dans le domaine de la Communication Alternative & Améliorée. Nous allons d'abord regarder ce qui se cache derrière ce jargon. Ensuite, nous discuterons "efficacité". Pour ce faire, deux types d'arguments seront présentés. Bonne lecture !
Introduction: quelques mises au point
La modélisation, qu'est-ce?
"Modélisation". Ce terme, malgré son apparence technique et complexe, est facile à définir. Il s'agit d'un moyen d'enseigner l'usage d'un outil de CAA où le partenaire de communication (nous! ) utilise lui-même l'outil de CAA en même temps qu'il s'adresse verbalement à l'apprenti utilisateur (Beukelman & Light, 2020). Modéliser, c'est parler soi-même avec un outil de CAA (ou plusieurs !) lorsqu'on interagit avec un bénéficiaire se voyant enseigner l'usage de son outil. C'est en quelque sorte être "un modèle" sur lequel l'autre peut fonder son propre apprentissage puisque nous allons "modéliser" ce qu'il pourrait potentiellement exprimer par le biais de l'outil.
Pourquoi ce terme? Ceci est tout simplement lié à un phénomène de traduction, où le terme anglophone "modeling" a été francisé en "modélisation". A l'origine, ce mot revêt une toute autre signification dans notre langue française: "établissement de modèles, notamment des modèles utilisés en automatique, en informatique, en recherche opérationnelle et en économie" (Larousse). Rien à voir avec la Communication Alternative et Augmentée ! Certaines personnes regrettent cette traduction quelque peu étonnante mais "modélisation" est désormais répandu dans le domaine de la CAA du côté francophone. C'est pourquoi je vais garder ce terme sur ce site...
Modélisation = une stratégie d'enseignement, parmi d'autres.
La modélisation est un moyen d'apprentissage promu dans le champ de la CAA, parmi d'autres. Elle co-existe en effet avec d'autres stratégies telles que l'instruction explicite (dérivée de l'ABA; Ganz & Simpson, 2019), l'enseignement incident (Cowen & Allen, 2007), le coaching,... Si vous désirez en savoir plus à ce sujet (et que l'anglais est votre tasse de thé), n'hésitez pas à consulter la toute dernière édition de la "bible CAA" de Beukelman & Light (2020).
La modélisation peut elle-même varier sur le plan de sa forme (ex. type d'outils utilisés) et de son dosage (ex. quantité de modèle fourni au quotidien),... Au sein de la recherche, plusieurs "variations" de la modélisation ont été étudiées (Biggs et al., 2018). Pour les citer: "natural aided language (Cafiero, 2001), "aided language modeling" (Drager et al., 2006), aided AAC modeling (Binger & Light, 2007),... Gardons seulement en tête que la majorité de ces approches conserve deux propriétés importantes: (1) le partenaire de communication (nous!) utilise l'outil de CAA pendant qu'il interagit avec l'apprenti et (2) cela se fait dans un contexte naturel (ex. à la maison, pendant le repas) (Sennott, Light & McNaughton, 2016).
A l'origine de la modélisation :
La modélisation est une stratégie se rangeant du côté des approches dites "naturalistes" (par opposition aux méthodes comportementalistes) (Ganz & Rea Hong, 2014). Elle émane de l'hypothèse selon laquelle il faut améliorer l'input langagier offert par les partenaires de communication (Smith & Grove, 2003). En effet, il existerait une asymétrie entre le "mode d'entrée" (= input langagier, c'est-à-dire le fait d'utiliser exclusivement le langage oral face à un apprenti utilisateur de CAA) et le mode de sortie espéré chez lui (= s'attendre à ce qu'il utilise spontanément son outil de CAA pour s'exprimer) (Light, 1997). La modélisation permettrait de réduire ce déséquilibre en s'ajoutant au mode d'entrée. Il s'agit ainsi de partager les mêmes canaux de communication pour que l'apprentissage puisse se faire.
Un dessin valant mille mots, voici un visuel inspiré d'un dessin réalisé par Gayle Porter (2007), la créatrice du PODD. :
A l'heure actuelle, le recours à la modélisation est à la fois motivé par des arguments "logiques" (ex. analogie avec le développement langagier typique) et par des études scientifiques. Les premiers permettent de mieux comprendre les implications de cette stratégie et de sensibiliser au maximum les potentiels partenaires de communication. La recherche, quant à elle, est non-négociable pour réduire les incertitudes cliniques: (1) vérifier l'innocuité de la stratégie ainsi que (2) son éventuelle efficacité sur l'apprentissage de la CAA.
Arguments "logiques":
Parmi ces arguments, nous retrouvons fréquemment trois analogies:
Analogie avec le développement langagier typique: nous "parlons" aux très jeunes enfants (= leur offrons un modèle linguistique) pendant minimum un an avant de s'attendre à l'apparition des premiers mots "parlés". Nous perdons peut-être cette "patience" face aux individus ayant besoin de communiquer autrement que via le langage alors que le besoin d'un modèle ajusté est d'autant plus crucial pour eux. Nous risquons alors de considérer la mise en route d'outil de CAA comme étant en échec alors qu'un modèle d'usage n'a pas été offert ou bien l'a été dans une trop faible mesure.
Analogie avec l'acquisition d'une langue étrangère : lorsque nous apprenons une nouvelle langue, nous avons d'abord besoin de recevoir beaucoup "d'input", c'est-à-dire d'énormément lire et entendre dans cette langue. On parle d'ailleurs de l'impact positif des expériences d'immersion linguistique. Ensuite, une pratique "partagée" (ex. table de conversation avec des locuteurs experts) nous encourage à nous exprimer dans cette nouvelle langue! Ce serait un peu la même chose avec l'apprentissage d'un outil de CAA, où la modélisation faite par les partenaires de communication représente l'immersion.
Analogie avec l'apprentissage d'un nouvel instrument (Beukelman, 1991): il ne suffit pas de recevoir une belle guitare pour pouvoir être en mesure de s'en servir (hélas!)... Nous avons besoin de suivre des cours, d'entendre un guitariste plus expérimenté ou encore de consulter des tutoriels ! C'est la même chose avec les outils de CAA. Ce n'est pas tout d'avoir une tablette avec un logiciel tout beau tout neuf, il faudra... un apprentissage, un modèle !
A côté de ces comparaisons gravitent d'autres arguments, tels que rappelés ci-dessous:
Légitimité: le fait d'utiliser soi-même le ou les outils de CAA permet de rendre légitime cet usage aux yeux du bénéficiaire. Quelque part, on ne lui demande plus d'utiliser un outil qu'il sera peut-être le seul à devoir maitriser dans sa communauté. Nous valorisons le recours aux canaux de CAA en nous y mettant aussi ! D'ailleurs, utiliser nous-même les outils peut encourager d'autres partenaires de communication à faire de même, ce qui permettra d'agrandir le cercle des personnes modélisant à l'attention de l'apprenti !
Adopter la perspective du bénéficiaire pour ajuster ses attentes & stratégies: utiliser soi-même les outils de CAA nous aide à nous mettre dans la peau de celui qui doit apprendre à les utiliser. Ainsi, nous rééquilibrons les attentes et pouvons davantage nous rendre compte des nombreux challenges liés à l'usage de ces outils. Par exemple, dire quelque chose sur un cahier de communication ou sur la tablette peut prendre beaucoup de temps (jusqu'à 30 fois plus qu'en le disant oralement !) et donc être énergivore !
Qualité de l'interaction: lorsque nous "modélisons", nous adoptons une attitude probablement moins directive que celle nous pouvons peut-être adopter (malgré nous) lorsque nous nous adressons à une personne ne pouvant pas pleinement s'exprimer en raison de difficultés langagières. Par exemple, nous avons tendance à lui donner plus de consignes/impératifs. En modélisant, nous évitons aussi les interminables situations de "testing", c'est-à-dire les échanges durant lesquels nous tentons de vérifier si la personne est en mesure de communiquer via son outil plutôt que de s'intéresser à l'échange en lui-même. Ces micro-évaluations génèrent une certaine pression de performance où notre apprenti risquerait de se détourner de l'outil...
Arguments "scientifiques":
Comme indiqué plus haut, il n'est pas suffisant de fonder notre pratique sur les arguments "logiques". C'est pourquoi je vous propose un petit tour du côté de la recherche ! Ce qui nous intéresse, c'est de s'assurer que la modélisation fait partie des pratiques vérifiées par la littérature scientifique.
Il y a une dizaine d'années, la majorité des travaux scientifiques réalisés dans le domaine de la CAA portait essentiellement sur des études de cas (soit un niveau peu élevé de preuve empirique). C'est lié au fait qu'il est très difficile de rassembler de grands échantillons d'individus rencontrant un besoin communicationnel complexe et présentant des caractéristiques permettant une comparaison fiable. Maintenant que la recherche s'est étoffée, nous pouvons faire un bilan des travaux au moyen de techniques d'analyse offrant un plus haut degré de preuve empirique. A ce niveau, nous retrouvons la "revue systématique" (= recensement, analyse et synthèse standardisée de données scientifiques pour répondre à une question précise) et la méta-analyse (= revue systématique à laquelle on ajoute un traitement statistique permettant de combiner les données des travaux recensés).
Ci-dessous, nous avons délibérément choisi de présenter trois études pour leur récence et parce qu'il s'agit de travaux de synthèse (revue systématique ou méta-analyse, soit un niveau élevé de preuve):
Dans une revue systématique, Sennott, Light et McNaughton (2016) arrivent à la conclusion que les interventions incluant la modélisation permettent des gains significatifs chez des individus considérés comme "communicateurs émergents". Parmi les effets, nous repérons entre autre une augmentation des réponses produites par les enfants (ex. sur tablette de communication) ou encore une amélioration générale du vocabulaire compris et exprimé,... Ces observations ont été obtenues via une analyse dénommée "best-evidence" (Millar, Light, Schlosser, 2006) qui a permis de sélectionner et de rassembler les données issues de 10 travaux publiés avant 2014 et répondant à certains critères de qualité méthodologique (dont 9 études de cas (soit 31 participants âgés entre 2 et 12 ans) et une étude de groupe (soit 63 participants âgés entre 2 et 3 ans)).
Dans une autre revue systématique, les auteurs Biggs, Carter et Gilson (2018) rapportent que la modélisation a un effet positif sur la communication expressive, d'autant plus quand elle est utilisée à la fois pour (1) améliorer l'input langagier adressé aux bénéficiaires ET comme (2) indice pour les inciter explicitement à utiliser les dispositifs de CAA (Drasgow, Wolery, Halle & Hajiaghamohseni, 2011). Pour parvenir à cette conclusion positive, Ces auteurs ont compilé les résultats de 48 études publiées entre 1988 et 2015 (dont 70% d'études de cas! ), ayant toutes impliqué le recours à des packages interventionnels incluant la modélisation auprès de jeunes (0 à 21 ans) rencontrant un besoin communicationnel complexe (majoritairement en raison d'un trouble du spectre autistique ou d'un handicap intellectuel).
La méta-analyse conduite par O'Neill, Light et Pope (2018) a rassemblé les résultats de 26 études de cas et de 2 comparaisons de groupes expérimentaux (soit 192 individus âgés entre 3 et 59 ans en tout). Les auteurs rapportent que les interventions impliquant la modélisation de manière isolée ou combinée à d'autres stratégies (ex. utiliser des pauses pour inciter, des indices, poser des questions ouvertes,...) sont efficaces et ce indépendamment de l'âge, de l'origine des difficultés (ex. autisme, handicap intellectuel, dyspraxie verbale, paralysie cérébrale,...) ou des compétences langagières des participants. Par efficacité, nous entendons ici que la modélisation est associée à des effets positifs sur la compréhension et l'expression des bénéficiaires (ex. amélioration du vocabulaire, augmentation du nombre de tours de communication,...).
Ainsi, la modélisation apparait comme étant une stratégie d'enseignement établie comme efficace dans la littérature. Elle fait donc partie des recommandations "evidence based-practice" (pour en savoir plus : EBP) . Malheureusement, il nous reste encore bien des questions pratiques : Est-ce que la modélisation est suffisante, pour tous ? Est-ce qu'il suffit de simplement modéliser ou bien faut-il adopter simultanément d'autres stratégies pour en garantir voire maximiser les effets (ex. usage d'indices) ? A quelle fréquence et intensité devons-nous modéliser ? Et sur quelle durée? La recherche a encore du pain sur la planche pour nous guider dans nos décisions cliniques... Affaire à suivre !
Pour notre pratique:
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Je n'ai pas peur d'adopter la modélisation comme stratégie d'enseignement: il s'agit d'un pratique reconnue comme efficace, tant pour soutenir la compréhension que l'expression.
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Je ne réserve pas la modélisation à des individus d'un certain âge ou présentant un diagnostic plutôt qu'un autre.
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J'enseigne explicitement cette stratégie aux partenaires de communication du principal intéressé (familles, amis, intervenants,...).
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Je garde sous la main les arguments "logiques" et "empiriques" pour répondre aux éventuelles craintes rencontrées par les proches et intervenants à l'égard de cette stratégie.
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Je me tiens au courant des avancées de la recherche, des recommandations complémentaires doivent encore émerger (ex. quelles stratégies associer? Quelle intensité de modélisation? ).
Sources:
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